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La sérénité de Killashandra à l’idée de sa confrontation avec le Conseil Fédéral de la Base de Regulus s’altéra radicalement quand le CS 914 commença son approche finale de la piste d’atterrissage. Le bâtiment abritant les bureaux administratifs de ce secteur de la Fédération des Mondes Pensants, couvrait une surface d’un peu plus de vingt klicks carrés.
Chadria informa joyeusement ses passagers qu’il y avait autant de bureaux sous le sol qu’en surface, et que certains entrepôts s’enfonçaient jusqu’à un demi-klick sous la terre. Des monorails reliaient les bureaux aux centres résidentiels situés à trente ou quarante klicks, dans une vallée dont la plupart des fonctionnaires aimaient la verdure et les aménités. La vie était agréable, et tout le monde aimait être en poste à Regulus.
De loin, la vue était impressionnante, les hauts parallélépipèdes du complexe dispersés au hasard et silhouettés dans la lumière verte de l’aube. Même Trag fut impressionné, réaction qui ne fit rien pour calmer les craintes grandissantes de Killashandra. Elle se blottit étroitement contre Lars, qui la serra contre lui, tous deux se rassurant par ce contact. C’était peut-être sa récente épreuve qui la rendait hypersensible. De plus près, ces édifices écrasaient le paysage, effaçant à la vue toute autre particularité de la Plaine de Chinneidigh. Des airbobs atterrissaient et décollaient devant les myriades d’entrées, chacune ornée du symbole officiel indiquant les services administratifs se trouvant à l’intérieur.
— Nous sommes autorisés à atterrir dans le Secteur Judiciaire, dit Chadria, se retournant dans son fauteuil de pilotage. Ne soyez pas si inquiets, leur dit-elle à tous trois. Ici, on ne vous fait pas traîner des semaines d’affilée. Vous serez fixés à midi. C’est l’attente qui est angoissante.
Killashandra savait qu’elle cherchait à les rassurer, car le pilote et le vaisseau avaient été des hôtes prévenants avec leurs blagues rosses et amusantes et leurs plats et boissons exotiques dignes de satisfaire les plus difficiles.
Avec tact, les autres avaient laissé Lars et Killashandra jouir de leur intimité pendant la semaine entière qu’il avait fallu au vaisseau pour passer des confins du système de Regulus à son centre. Par courtoisie, ils rejoignaient les autres aux repas, restaient parfois avec eux après le dîner pour bavarder ou préparer la défense de Lars. Trag et Olav étaient entrés en amicale concurrence dans un jeu de labyrinthe, dont une seule partie pouvait durer tout un jour entre ces deux joueurs d’égal niveau. Chadria et Samel faisaient équipe contre eux dans un autre jeu à choix multiples, auquel Killashandra et Lars pouvaient participer aussi quand ils le voulaient.
Ce voyage fut étrangement dichotomique, partagés qu’ils étaient entre le désir de mieux connaître l’esprit de l’autre, et celui de saturer suffisamment leurs corps et leurs sens pour adoucir la séparation imminente. Le dernier jour, faire l’amour fut au-dessus de leurs forces et, serrés l’un contre l’autre, les mains enlacées, ils firent une partie de labyrinthe avec une intensité frisant l’irrationnel.
Chadria se retourna vers ses écrans, les lignes du site d’atterrissage se rapprochant de plus en plus de celles du diagramme que Samel affichait sur l’écran de situation. Killashandra ne put retenir un petit cri angoissé quand les deux positions se superposèrent et que le vaisseau-courrier toucha le sol.
— Et voilà, dit Samel, adoptant avec tact un ton inexpressif. Un véhicule terrestre approche. J’espère que Chadria et moi aurons encore l’occasion de voyager avec vous.
Chadria déplia sa longue silhouette de son fauteuil, leur serra la main à chacun, pressant celle de Killashandra avec un sourire encourageant, et regardant Lars d’un air malicieux avant de l’embrasser sur la joue.
— Bonne chance, Lars Dahl ! Vous triompherez, je le sens !
— Moi aussi, dit Samel en ouvrant les deux sas.
Killashandra aurait voulu en être aussi sûre. Puis soudain, il n’y eut plus moyen d’échapper à l’inévitable. Ils prirent leurs carisaks et se rangèrent à la queue leu leu. Trag et Olav montèrent les premiers dans l’ascenseur, laissant quelques derniers instants d’intimité à Lars et Killashandra.
Killashandra ne savait pas à quoi elle s’attendait, mais le transport terrestre était un airbob à quatre places télécommandé, avec l’insigne bleu et or de la Branche Judiciaire de la FMP imprimé sur la porte. Devant l’immense porte de la tour, elle prit une profonde inspiration. Comme elle le faisait depuis plusieurs jours, elle se répéta que « la justice prévaudrait », que les termes très étudiés du mandat permettraient de faire reconnaître l’innocence de Lars. Et que la révélation du conditionnement subliminal provoquerait sous peu l’envoi d’une force révisionnaire qui mettrait fin à la tyrannie des Anciens sur Ophtéria.
Mais Killashandra Ree, autrefois citoyenne de la planète Fuerte, et membre de la Ligue Heptite depuis à peine quatre ans, n’avait jamais eu aucun démêlé avec la Justice Galactique, et la craignait. Elle ne connaissait personne qui eût jamais été plaignant ou accusé devant un tribunal de la FMP. Son ignorance l’ulcérait et son appréhension s’accrut.
En silence, ils prirent place tous les quatre dans l’airbob, qui s’ébranla lentement vers leur destination finale. Il ne s’arrêta pas, comme Killashandra s’y attendait plus ou moins, devant l’entrée imposante, mais s’engouffra dans une ouverture latérale, descendit un couloir souterrain brillamment éclairé, et s’arrêta doucement devant une plate-forme anonyme.
Un homme aux mensurations généreuses, en uniforme de la Branche Judiciaire, les attendait. Killashandra descendit, en état de stupeur.
— Killashandra Ree, dit l’homme, l’identifiant d’un signe de tête, pas amical mais pas hostile non plus. Lars Dahl, Trag Morfane et Olav Dahl.
Il salua chacun poliment de la tête en même temps qu’il prononçait son nom.
— Je suis Funadormi, Huissier de la Cour 256 à laquelle cette affaire est assignée. Suivez-moi.
— Je suis l’Agent Dahl, numéro…
— Je sais, dit l’homme d’un ton assez aimable. Bienvenue à votre retour d’exil. Par ici.
Il s’effaça pour les laisser monter dans l’ascenseur qui s’était ouvert dans le mur de la plate-forme.
— Ce ne sera pas long.
Killashandra essaya de se convaincre que ses manières étaient rassurantes, même si sa stature était intimidante. Il les dominait tous de haut, et pourtant Lars et Trag étaient grands. Killashandra et Olav n’étaient guère plus petits, mais elle ne s’était jamais sentie si insignifiante par comparaison. L’ascenseur s’ébranla, s’arrêta, et s’ouvrit sur un long corridor ponctué d’atriums décorés d’arbres et de plantes. Des jardins lui parurent une décoration bizarre pour une tour judiciaire, et cela ne fit rien pour lui remonter le moral. Elle serra plus fort la main de Lars, espérant que Funadormi ne la voyait pas, et que, s’il la voyait, ce représentant humain de la cour en conclurait que Lars Dahl avait son soutien inconditionnel.
Funadormi leur montra le couloir de gauche, et ils s’arrêtèrent devant la deuxième porte de droite, portant l’inscription Tribunal Correctionnel 256.
Killashandra chancela, Trag posa une main rassurante sur l’épaule de Lars, et Olav redressa sa haute silhouette, attendant que soit mis à l’épreuve le plan dans lequel ils s’étaient embarqués peut-être un peu à la légère.
Funadormi posa un pouce sur le panneau et entra. Killashandra ne se serait pas crue dans un tribunal. Elle ne reconnut pas l’équipement de test psychologique, et les brassards du fauteuil dressé à côté. Quatorze sièges confortables, des écrans muraux et un terminal portant le Sceau Judiciaire, faisaient face à ce fauteuil. Un drapeau étoilé de la Fédération des Mondes Pensants, portant les symboles distinctifs des races pensantes non humaines, était déployé dans un coin.
Le panneau se referma derrière eux avec un soupir Pneumatique, et Funadormi leur fit signe de s’asseoir. Il se plaça face à l’écran, redressa les épaules et ouvrit la séance.
— Huissier Funadormi, du Tribunal Correctionnel 256, en présence de l’accusé Lars Dahl, citoyen en détention préventive de la planète Ophtéria ; du citoyen ayant procédé à l’arrestation, Trag Morfane de la Ligue Heptite ; de la victime présumée, Killashandra Ree, également de la Ligue Heptite ; et du témoin de l’accusé, Olav Dahl, Agent Numéro AS-4897/KTE. L’accusé fait l’objet d’un mandat de la Fédération des Mondes Pensants, Numéro A1090088-0-FMP55558976. Sollicite l’autorisation d’ouvrir la séance.
— Autorisation accordée, répondit une voix de contralto, grave et curieusement maternelle et rassurante.
Killashandra sentit tous ses muscles noués d’angoisse se détendre.
— Accusé Lars Dahl, prenez place dans le fauteuil du témoin.
Pressant une dernière fois la main de Killashandra, il lui fit un clin d’œil effronté, se leva et alla s’asseoir. L’huissier lui immobilisa les bras dans les brassards, puis recula.
— Vous êtes accusé de l’enlèvement prémédité de Killashandra Ree, membre de la Ligue Heptite, du viol de sa vie privée, de coups et blessures, d’interférence préméditée avec ses obligations contractuelles envers la Ligue, de privation d’indépendance et de liberté de mouvements, et de représentations frauduleuses à des fins d’extorsion. Plaidez-vous coupable ou non coupable, Lars Dahl ?
La voix parvint à exprimer regret, compassion, et comme un encouragement à se confesser. Hautement sensible à toutes les nuances vocales, Killashandra se demanda si, par une bizarre ironie, la Branche Judiciaire n’était pas elle-même coupable de subtiles manipulations psychologiques par l’emploi de cette voix.
— Non coupable sur tous les chefs d’accusation, répondit Lars avec calme et fermeté, selon ce qu’il avait répété sur le vaisseau.
Et, se rassura Killashandra, il n’était pas coupable, grâce à l’habile rédaction de Trag et Olav.
— Vous pouvez présenter votre défense, dit la voix, cette fois d’un ton sévère et implacable.
Killashandra écouta avidement toutes les réfutations et explications de Lars, essayant d’analyser les questions concises que lui posait le Moniteur Judiciaire, mais elle ne parvint jamais à se rappeler en détail les quelques heures qui suivirent.
Il réfuta toutes les accusations avec une franchise totale, comme il le fallait. L’Ancien Ampris, supérieur de Lars Dahl, étudiant au Conservatoire, l’avait approché, lui parlant du dilemme posé par la véritable identité de Killashandra, et lui demandant de la blesser pour le résoudre. Pour récompense, on lui promettait de reconsidérer sa composition. La Cour accepta le fait qu’il ait été contraint par un supérieur d’exécuter un acte qui lui répugnait personnellement. À la préméditation prétendue de l’enlèvement, Lars expliqua qu’il avait rencontré la victime de façon totalement inattendue, dans un environnement non protégé, et qu’il avait agi sous l’impulsion du moment. Il l’avait effectivement privée de connaissance, mais sans désir de lui nuire. Elle n’avait pas eu une écorchure. Elle avait été déposée sans brutalités dans un endroit sûr, avec des outils et des instructions pour pourvoir à sa nourriture et à sa protection, de sorte qu’elle n’avait couru aucun danger. Elle avait quitté cet endroit par ses propres moyens, ce qui montrait qu’elle avait toute liberté de décision et de mouvement. Il ne s’était pas frauduleusement présenté comme son sauveur, car elle n’avait pas eu besoin d’être sauvée, et elle avait requis sa présence continuelle à son côté, pour la protéger de toutes violences physiques de quelque source qu’elles viennent, pendant son séjour sur Ophtéria. Il n’avait pas prémédité d’interférence avec l’exécution de ses obligations contractuelles envers la Ligue, puisqu’il l’avait non seulement aidée à réparer le clavier détruit, ce qui constituait sa mission primaire, mais qu’il lui avait aussi fourni des preuves concluantes pour remplir sa mission secondaire. Il réaffirmait donc son innocence.
Après lui, Killashandra prit place dans le fauteuil, et dut se contrôler d’une main de fer pour ne pas montrer sa nervosité. Elle savait que les appareils hautement sensibles enregistraient les plus infimes hésitations et frémissements du sujet, ce qui ne fit rien pour la tranquilliser. C’était la fonction de ces appareils, dont les enregistrements étaient ensuite analysés par le Moniteur et comparés au profil psychologique du sujet. Elle constata avec satisfaction que sa voix ne tremblait pas en confirmant les dires de Lars sur tous les points, l’absolvant publiquement car, en fait, même quand il l’avait enlevée, c’était dans son intérêt, personnel et contractuel. Objectivement, ses réponses furent concises et dépourvues d’émotion. Subjectivement, aucune expérience ne l’avait autant terrifiée. Et cela aussi, les appareils l’enregistraient.
Trag et Olav passèrent aussi dans le fauteuil. Chaque fois qu’étaient mentionnées les manipulations subliminales, le flot des questions s’interrompait, sans qu’ils puissent savoir si cette information était reçue et analysée, puisque, en tout état de cause, cette partie du témoignage n’avait rien à voir avec l’affaire en cours.
Quand Olav reprit sa place entre Trag et Lars, l’huissier s’approcha de l’écran. Ils furent tous témoins de l’activité du terminal, sans pouvoir interpréter ses clignotants et ses éclairs. Killashandra, serrant la main de Lars, sursauta sur son siège quand la voix de contralto commença ses attendus.
— À l’exception de l’attaque avec coups et blessures, les accusations contre le prévenu Lars Dahl sont rejetées. Killashandra déglutit avec effort.
— Aucune intention criminelle n’est apparente, mais la loi exige une action disciplinaire. Lars Dahl, vous resterez détenu à la Branche Judiciaire, jusqu’à ce que la cour ait statué sur la peine. Votre présence sera également requise lors de l’examen de l’accusation de manipulations subliminales portée contre les Anciens d’Ophtéria. Olav Dahl, vous participerez à cette enquête qui a déjà commencé. Trag Morfane, Killashandra Ree, avez-vous quelque chose à ajouter à vos témoignages enregistrés sur les manipulations subliminales des Anciens d’Ophtéria ?
Ayant déjà été aussi francs et complets que possible, ni l’un ni l’autre n’eut rien à ajouter. Killashandra ne comprenait pas bien l’histoire d’action disciplinaire à l’encontre de Lars, ni les ordres de détention.
— Ainsi donc, cette audience du Tribunal Correctionnel du Secteur Regulus de la Fédération est levée.
Le crac traditionnel du bois claquant sur le bois termina la session.
Perplexe devant les formules juridiques, Killashandra se tourna vers Lars et son père.
— Alors, tu es libre ou quoi ?
— Je ne suis pas sûr, dit Lars avec un rire nerveux. Ça ne peut pas être bien grave. Toutes les autres accusations ont été rejetées, non ?
Il regarda Olav, et l’air solennel de son père lui fit froid dans le dos.
— Il est en détention préventive, expliqua l’huissier avec bonté, prenant Lars par le bras. J’interprète ce jugement comme signifiant que toutes les accusations ont été rejetées, sauf l’attaque physique s’étant terminée par votre enlèvement. Une action disciplinaire est toujours brève. Le second ordre de détention concerne la discussion des allégations de conditionnement subliminal par le gouvernement d’Ophtéria. S’il est prouvé qu’elles sont exactes, l’action disciplinaire sera également suspendue. Je peux vous donner copie de tout le jugement si vous le désirez.
Lars accepta de la tête, perplexe.
— Alors, je les programmerai pour vos appartements. Si vous voulez bien me suivre, messieurs ?
Un panneau s’ouvrit derrière les rangées de sièges, et c’est vers lui que l’huissier dirigea Lars et son père.
— Vous suivre ? s’écria Lars, essayant de se débarrasser de la main de l’huissier.
Killashandra resta un instant paralysée par le choc et la surprise et, avant qu’elle ait pu faire un pas vers lui, l’huissier, tenant solidement son amant par le bras, avait presque atteint la porte.
— Attendez ! Attendez, je vous en supplie ! cria Killashandra, tombant au milieu des fauteuils dans sa hâte.
— Vous deux, vous êtes libres. La justice a été rendue. Des mesures ont été prises pour votre transport, et le véhicule terrestre programmé pour vous emmener jusqu’au site approprié.
— Mais… Lars !
Ce cri s’adressa à l’immense dos de l’huissier, qui disparaissait par la porte, cachant complètement Lars. Olav les suivit anxieusement, ajoutant ses protestations à celles de Killashandra.
— Lars Dahl ! hurla-t-elle, toutes ses craintes réveillées par ce départ inattendu.
Le panneau se referma devant elle avec un « clac » définitif.
— La justice a été rendue ? glapit-elle, martelant la porte de ses poings impuissants. Quelle justice ? Quelle justice ? LARS DAHL ! Ils ne pouvaient pas nous laisser nous dire au revoir ? C’est ça, la justice ?
Elle pivota vers Trag qui s’efforçait de la faire taire.
— Toi et tes arguments imparables ! Ils l’ont condamné quand même, non ? Je veux savoir pourquoi, et ce que signifie une action disciplinaire à l’encontre d’un homme qui a combattu en première ligne pour le bien d’une planète arriérée !
— Killashandra Ree !
Les deux chanteurs-crystal se retournèrent, stupéfaits, au son de cette voix sortant inopinément du mur.
— Killashandra Ree, pendant votre témoignage, vous avez manifesté une agitation et une appréhension extrêmes – inhabituelles, comparées à votre profil psychologique – qui ont été interprétées comme peur de l’accusé, malgré votre généreux témoignage en sa faveur. Une action disciplinaire préviendra l’accusé de toute attaque ultérieure sur votre personne.
— QUOI ?
Killashandra n’en croyait pas ses oreilles.
— Interprétation ridicule ! J’aime cet homme ! Je l’aime, vous entendez, j’étais malade de peur pour lui, pas pour moi ! Rappelez-le ! C’est un affreux malentendu !
— La justice a été rendue, Killashandra Ree. Vous et Trag Morfane devez quitter immédiatement cette salle. Un véhicule vous attend.
Le silence qui suivit cet ordre impersonnel lui fit tinter les oreilles.
— Je n’arrive pas à y croire, Trag. Ce n’est pas possible ! Comment peut-on faire appel ?
— Je ne crois pas que ce soit possible, Killashandra. Nous n’avons pas le droit de faire appel. Pourtant, s’il y a possibilité d’appel pour Lars, je suis certain qu’Olav l’invoquera. Mais nous, nous n’avons plus aucun droit. Viens. Lars est en de bonnes mains.
— C’est bien ça qui m’effraye, s’écria Killashandra. Je sais ce que peuvent être les peines et les actions disciplinaires imposées par la Branche Judiciaire. J’ai fait de l’Instruction Civique comme tous les enfants quand j’étais petite. Je ne peux pas partir, Trag. Je ne peux pas l’abandonner. Pas comme ça. Pas sans aucun…
Les larmes l’étouffèrent, l’empêchant de continuer, et elle chancela ; Trag dut la soutenir pour l’empêcher de tomber.
Elle ne réalisa pas tout de suite que Trag l’entraînait hors de la salle. Quand ils se retrouvèrent dans le hall, elle tenta de s’arracher à son emprise, mais il n’était plus seul, un autre homme était venu l’assister et, à eux deux, ils la mirent de force dans l’ascenseur. Elle se débattit, hurlant des menaces et des imprécations, tant et si bien qu’on lui passa la camisole de force, malgré les protestations énergiques de Trag. L’ignominie de cette humiliation, ajoutée à la peur, à la déception, et à sa récente épreuve physique la précipitèrent dans un état de prostration totale, ponctué de spasmes de fureur.
Le temps d’arriver à la navette devant les emmener sur la base lunaire de Regulus, elle avait épuisé ses faibles réserves d’énergie, et elle se pelotonna dans son fauteuil, trop orgueilleuse pour demander qu’on la libère. Elle laissa Trag et le médecin la conduire où ils voulaient, et elle ne protesta pas quand ils la déshabillèrent pour la plonger dans du fluide radiant. Se voyant refuser tout recours légal, elle se soumit à tout, désespérée et apathique. Elle ne cessait de revivre les moments passés dans le fauteuil du témoin, où son corps, le corps qui avait tant aimé Lars et qu’il avait tant aimé, les avait trahis tous les deux par un faux témoignage. Elle était atterrée par cette trahison, et obsédée de culpabilité à l’idée que c’était elle, ses angoisses, et ses stupides pressentiments, qui avaient fait reconnaître Lars coupable du seul chef d’accusation retenu contre lui. Elle ne se le pardonnerait jamais. Un jour, d’une façon ou d’une autre, elle retrouverait Lars et le supplierait de lui pardonner. Cela, elle se le promit.
Pendant tout le trajet de retour vers Ballybran, elle ne dit pas un seul mot à personne, répondant d’un signe de tête aux rares questions que lui posèrent directement les fonctionnaires spatiaux. Trag supervisait ses repas, la plongeait dans le fluide radiant quand il en avait la possibilité, et restait toute la journée près d’elle. S’il lui en voulait de son silence ou l’interprétait comme une accusation, il ne le manifesta à aucun signe, de même qu’il ne manifesta ni regret ni remords. Elle était trop obsédée de sa trahison de Lars pour tenter d’analyser sa dépression.
Le temps qu’ils terminent le long voyage de retour sur Ballybran, Killashandra avait complètement recouvré sa santé physique. Elle s’arrêta dans son appartement juste le temps de prendre les nouvelles galactiques, comme elle avait commencé à le faire vers la fin du voyage. On ne parla plus d’Ophtéria après le premier bulletin d’information annonçant l’arrivée de troupes de révision sur la planète, pour « corriger des anomalies législatives ».
Elle refusa de réfléchir à ce que cela signifiait pour Lars. Jetant son carisak par terre, elle se changea et revêtit une combinaison de travail. Puis elle se dirigea vers l’atelier du Pêcheur et, d’une voix rendue rauque par le manque d’exercice, elle demanda sa lame infrasonique. En attendant qu’il aille la chercher au gardiennage, elle demanda la Météo et, avec un frisson de satisfaction, apprit qu’on prévoyait du beau temps pour les neuf prochains jours.
Elle sortit elle-même son airbob de son berceau en marche arrière, malgré les grands signes de protestation de l’officier de service essayant d’empêcher son départ précipité. Dès qu’elle fut sortie du Hangar, elle mit toute la puissance et, en ligne droite, s’enfuit dans les Chaînes.
Par une misérable et ironique coïncidence, elle trouva du crystal noir dans la profonde vallée où elle avait espéré s’enterrer et enterrer le chagrin de sa séparation d’avec Lars Dahl.